Hernando
de Soto - Lima (Pérou - par téléphone) -
03 Septembre 2003
Le Mystère du
Capital.
Imaginez
un pays où personne ne pourrait savoir qui est propriétaire
de quoi, où l’on ne pourrait s'assurer facilement d'une adresse,
où on ne pourrait forcer personne à payer ses dettes, où
on aurait toutes les peines du monde à convertir en argent un bien
matériel, où on ne pourrait pas diviser en parts des titres
de propriété et où les règles qui régissent
la propriété changeraient d'un quartier à l'autre, voire
d'une rue à l'autre. Sans titre de propriété ou devant
la complexité à s’enregistrer de manière légale,
la majeure partie de la population fixerait ses propres règles de fonctionnement
(en termes de sécurité, de crédit ou de caution), favorisant
ainsi l’extra-légalité et l’économie informelle.
Cette réalité existe, c’est celle de nombreux pays en
voie de développement.
Hernando de Soto, le fondateur de l’ILD (Institut pour la Liberté
et la Démocratie), tente depuis plus de 20 ans d’intégrer
l’économie informelle dans la sphère légale. Voici
l’histoire de celui qui, selon beaucoup, lutte le plus efficacement
contre la pauvreté et, à ce titre, a été élu
par le Times Magazine l’une des 100 personnalités les plus influentes
de la planète.
Né en 1941 à Arequipa au Pérou, Hernando de Soto émigre
vers l’Europe dès l’âge de 7 ans, parce que son père,
un proche conseiller du président en place est chassé par un
coup d’Etat d’extrême droite. Il poursuit ses études
d’économie à Genève, sans pour autant perdre de
vue la situation de son pays d’origine puisque ses parents le poussent,
lui et son frère, à lire chaque jour les principaux quotidiens
Péruviens et à y retourner quelques semaines chaque année.
Brillant économiste, il débute sa carrière au GATT (l’ancêtre
de l’OMC) pour participer aux âpres négociations internationales
des Tokyo et Kennedy Rounds. À 29 ans, alors qu’il s’apprête
enfin à rentrer au Pérou, on lui propose la présidence
d’une des plus grosses sociétés européennes de
conseil en ingénierie, et il accepte.
Dix longues années plus tard, son rêve se concrétise enfin
et il rentre à Lima. Il devient Gouverneur de la Banque Centrale Péruvienne
et organise une grande conférence sur les perspectives de développement
économique au Pérou, invitant des pointures telles que Joseph
Stiglitz*, Milton Friedman** ou Jean François Revel***. Cette conférence
va changer sa vie. Il prend conscience que 90% des PME, 85% des transports
urbains, 60% de la flotte de pêche (l’une des plus importantes
au monde) et 60% des épiceries alimentaires de son pays font partie
du secteur informel.****
Surpris et bien décidé à agir pour inclure ces pans de
richesse nationale dans la légalité, il arpente les bidonvilles
chaque week-end, écoute les témoignages de milliers de ses compatriotes
et crée un « think tank » dont le but va être de
trouver les solutions concrètes à ce problème d'envergure.
Il décide de fonder un minuscule atelier de couture dans les bidonvilles
de Lima et souhaite le faire enregistrer auprès du gouvernement. Il
découvre que pour cela, il lui faut passer par des dizaines de pénibles
échelons administratifs, nécessitant 289 jours de travail à
temps plein à un coût 31 fois supérieur au salaire minimum
mensuel. Pas étonnant qu’une grande partie de la population opte
pour l’extra-légalité ! Autre exemple en Egypte où
c'est 90% de la population qui possède son capital (appartements, maisons,
petits commerces, véhicules ou matériel) en dehors de la loi.
Celui-ci, évalué par les équipes de l’ILD à
210 Milliards d’€ équivaut à 55 fois le montant des
investissements directs étrangers reçus depuis 1950 ou à
30 fois la valeur de toutes les sociétés existantes !
Mais le « coût de légalisation » est aussi pour chaque
Égyptien prohibitif. Il lui faut 2 ans pour enregistrer son affaire
et 17 ans pour sa maison, le privant ainsi de précieuses cautions ou
hypothèques, sésame indispensable au crédit, à
la création d’entreprises et aux mouvements de propriété.
« Loin d’être des marginaux que les élites ou le
gouvernement avaient cessé de considérer, les pauvres de Lima
ou du Caire portaient sur leurs dos leurs économies Nationales ».
Pour « réveiller ce capital mort », Hernando va mettre
en place pendant les années 80, sous 3 présidents dont il sera
l’un des plus proches conseillers, plus de 400 initiatives et lois pour
moderniser l’économie nationale. Il redessine le système
de propriété afin d’inclure 1,2 millions de familles et
380 000 sociétés opérant auparavant au « marché
noir ». Ces réformes ont depuis permis d’augmenter la Richesse
Nationale de plus de 9 Milliards d’€. Situé au-delà
des clivages politiques de son pays, il se fait cependant menacer de mort
par le Sentier Lumineux, groupuscule d’extrême gauche qui l’accuse
« d’être à la solde des Américains et d’hypocritement
détourner les pauvres de la vraie Révolution ». Sa voiture
et son domicile sont plastiqués, des bombes explosent tuant et blessant
de nombreux collaborateurs de l’ILD. « C’est à ce
moment que j’ai compris la force et l’impact de nos idées
».
Effrayé mais perséverant, il formule ses idées dans de
nombreux médias internationaux et publie deux ouvrages : « L’Autre
Sentier », et « Le Mystère du Capital, pourquoi le capitalisme
triomphe en Occident et échoue partout ailleurs ». Best-sellers,
salués par la critique, ces ouvrages ont permis à Hernando et
ses équipes de travailler avec 35 autres nations. Désormais
sans cesse en déplacement pour diffuser ses idées, il ne rencontre
et ne conseille que les Chefs d’Etat car eux seuls ont la marge de manœuvre
et la volonté de bousculer les statu quo.
« En visitant les pays en voie de développement, ce que vous
laissez derrière vous n'est pas le monde high-tech des ordinateurs,
de la télévision par satellite ou du Viagra. Tout cela, les
habitants du Caire ou de Rio y ont accès. Non, ce que vous laissez
derrière vous, c'est un monde où la loi protège les transactions
sur les titres de propriété et où celles-ci peuvent être
utilisées comme caution pour entreprendre ». Hernando est le
premier à avoir vu que les plus pauvres sont laissés hors du
système non pas parce qu’ils le souhaitent mais bien parce que
les lois ne leur correspondent pas. Il dédie sa vie à changer
cela et « comme dans ma famille nous avons une fâcheuse habitude
à vivre vieux », il se peut que dans 30 ans, il soit encore aux
avant-postes de cette surprenante révolution silencieuse.
* Joseph Stieglitz : Futur Economiste en Chef de la Banque Mondiale.
** Milton Friedman : Prix Nobel d’Economie pour ses travaux sur la Monnaie.
*** Jean-François Revel : Académicien & Ecrivain à
succès.
**** Source ILD
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